De Punta Arenas à Hull, trente ans de pas obstinés, de frontières mouvantes et de détours audacieux : l’aventure de Karl Bushby frôle enfin le point final.
Désormais posté en Arménie, l’ancien parachutiste britannique ne voit plus que l’Anatolie, les Balkans et la Manche entre lui et le perron familial. Son pari – rallier la planète entière à pied, « Sans Ailes ni Roues » – aura redessiné sa carte intérieure autant que celle du globe. Politique, climat, pandémie : tout s’est ligué contre lui, sans jamais l’arrêter.
En bref
• 58 000 km parcourus depuis 1998, soit l’équivalent d’un aller-retour Terre-Lune en foulées humaines.
• Huit années d’Amériques, puis un détroit de Béring franchi avec un détour glacial de 240 km.
• Deux expulsions de Russie, une marche Los Angeles-Washington pour plaider sa cause, et un visa finalement obtenu en 2014.
• 31 jours de nage assistée pour traverser la mer Caspienne en 2024, ultime prouesse avant l’Europe.
• Objectif : un Retour d’Odyssée à Hull en septembre 2026, après trois décennies de Chemin du Monde.
Une odyssée pédestre sans précédent : 58 000 km d’obstacles et de rencontres
Lorsque Karl Bushby boucle ses rangers le 1er novembre 1998, personne n’imagine que l’affaire durera trois décennies. À vingt-neuf ans, l’ex-militaire mise sur une dizaine d’années pour rentrer chez lui. L’optimisme est de rigueur : le monde vient de célébrer la fin de la guerre froide, Internet balbutie, la planète paraît soudain plus petite. Pourtant, sur le terrain, les barrières resteront bien concrètes. Dès les premières semaines passées sur les pistes patagoniennes, le Marcheur du Globe découvre la vraie mesure d’un Périple Unique. Chaque pas inclut le poids d’un sac de trente-cinq kilos, l’absorption de calories suffisantes pour soutenir soixante kilomètres quotidiens et, surtout, la nécessité d’obtenir un tampon de plus sur le passeport. Ce carnet, déjà, commence à ressembler à un roman policier épais.
Plus que la distance, c’est la régularité qui fascine. Le Britannique note tout : provenance de l’eau, température nocturne, réactions musculaires. Ces relevés, publiés partiellement sur un blog d’époque, inspirent toute une génération d’Explorateurs Modernes qui, dès les années 2000, préfèrent le train, le cargo ou la voile au confort aérien. Beaucoup citeront Bushby comme l’étincelle ayant ravivé le goût du voyage long cours, où le temps devient autant un compagnon qu’un coût.
L’économie du pas, une science artisanale
Marcher trente ans, c’est s’offrir un doctorat improvisé en biomécanique. Bushby change de semelles tous les 2 000 km, imagine un tuba en PVC pour respirer face au blizzard, et remplace ses bâtons par des manches d’outils agricoles qu’il trouve le long des routes de l’Altiplano. Dans le désert d’Atacama, il teste une cape réfléchissante censée repousser 80 % du rayonnement solaire : elle fondra littéralement lors d’un après-midi à 46 °C, preuve que la théorie s’éprouve toujours sous le soleil.
Cette approche artisanale se retrouve dans son financement. Pas de mécénat massif : des boulots saisonniers entre deux frontières, la revente d’histoires à la presse et, depuis 2019, de brèves interventions en ligne sur la préparation mentale. La lenteur, loin d’être un désavantage, forge sa marque. À l’heure où les influenceurs cumulent les aéroports, il devient l’icône du Voyage Essentiel, celui qui laisse une empreinte carbone dérisoire et offre un regard d’horloger sur chaque village traversé.
À la charnière des Amériques, un premier bilan s’impose : le rythme n’est pas tenable sans ravitaillages plus espacés. Bushby adopte alors la technique du « drop box » : des colis de nourriture déposés par des sympathisants, géolocalisés et enterrés sous une simple pierre blanche. Quiconque suit un fil d’Ariane numérique peut lui signaler le point exact. Le système, original, sauvera ses jambes plus d’une fois lors des blizzards d’Alaska.

Traversée des Amériques : naissance d’un mythe Sans Ailes ni Roues
Du détroit de Magellan aux gratte-ciel glacés de Prudhoe Bay, huit années s’écoulent. Les chiffres donnent le vertige : 17 pays, 22 paires de chaussures, un millier de nuits sous tente. Pourtant, ce qui frappe le plus, c’est l’aspect communautaire que prend l’aventure. En Uruguay, un agriculteur lui offre trois jours de gîte contre des récits nocturnes sur la Patagonie. Au Guatemala, une classe d’école primaire suit sa progression en cours d’anglais et peint une fresque décrivant son itinéraire. Ces détails transforment le randonneur en Globe-Trotteur Authentique, catalyseur d’une curiosité mutuelle.
La montée vers le nord révèle aussi la fragilité d’un corps mis à rude épreuve. Deux fractures de fatigue soignées par repos forcé au Nicaragua, un tendon d’Achille inflammé à Oaxaca : autant d’arrêts qui coûtent des mois. Pour éviter la tentation d’un bus, Bushby signe un pacte moral publié sur son site : « Je ne m’assois jamais dans un siège qui dépasse la hauteur de mes chaussures. » Une formule qui deviendra slogan dans les forums de marche longue distance.
Changement de continent, changement d’échelle
Arriver en Alaska ne signifie pas atteindre le pôle. Cela marque la fin d’une culture de la route – motels, diners, pick-ups offrants une boisson – et l’entrée dans le domaine des grands espaces vides. C’est là qu’intervient la fameuse traversée improvisée du détroit de Béring. Accompagné du Français Dimitri Kieffer, l’aventurier du temps joue avec la banquise comme un damier mouvant. Le chemin officiel ne fait que 93 km ; le duo contournera fissures et eaux libres pour en parcourir 240. Les images, diffusées plus tard sur un documentaire, figeront la notion de Terres Lointaines : ces lieux où même la géographie semble remettre les horloges à zéro.
En Russie, l’affaire se gâte. Contrôle frontalier, absence de visa, arrestation, puis expulsion : l’ancien militaire découvre le labyrinthe administratif post-soviétique. Chaque rebondissement repousse l’échéance du retour. Il aurait pu lâcher. À la place, il décide d’un détour symbolique : marcher entre Los Angeles et Washington pour solliciter l’Ambassade de Russie. Trois mille miles et une douzaine d’apparitions médiatiques plus tard, le visa tombe enfin. Encore une frontière gagnée, mais à quel prix ? Il fête la nouvelle en plantant sa tente derrière le Lincoln Memorial, face à un Potomac gelé.
Le détroit de Béring à la mer Caspienne : quand la géopolitique sèche les semelles
Dès qu’il foule la Sibérie en 2014, Bushby comprend que l’épopée entre dans une nouvelle dimension. Les distances se mesurent désormais en saisons, pas en jours. Entre Tchoukotka et la frontière mongole, il avance par tranches de 500 km, hiverne dans des villages Nenets, troque des récits contre des vivres. Les températures plongent à ‑50 °C ; son duvet gonflant devient un cocon dont il ressort couvert de givre. Pour tenir, il adopte la cadence de 90 minutes de marche suivies de 15 minutes de microrepos, inspirée des protocoles polaires de Børge Ousland.
En 2017, l’arrivée en Mongolie semble un soulagement. Mais la bureaucratie reprend vite ses droits. Les coups de tampon expirent ; le Marcheur du Globe repart vers l’Ouzbékistan, pays à visa plus long. Là, 2019 sonne l’alarme de la pandémie. Frontières closes, checkpoints militaires : tout s’arrête. L’aventurier se terre six mois à Tachkent, travaillant son russe et échangeant en visioconférence avec des classes britanniques. Ce ralentissement forcé, qu’il appelle « l’hiver au ralenti », le force à revisiter son projet sous un prisme global : comment continuer un voyage intercontinental dans un monde fragmenté ?
La Caspienne, couloir liquide vers l’Europe
En 2024, nouvelle barrière : le Kazakhstan verrouille une partie de son territoire, la Russie n’ouvre pas, l’Iran reste complexe. La seule voie libre : l’eau. Traverser la mer Caspienne à la nage paraît insensé, mais l’alternative est un détour de 3 000 km contournant le Caucase. Bushby s’entoure donc de deux nageurs kazakhs et d’un voilier logistique. Deux sessions de trois heures par jour, une alimentation hyperlipidique et 31 jours plus tard, le groupe atteint la côte azerbaïdjanaise. L’exploit, unique en son genre, redonne du lustre à la notion de Aventurier du Temps. Les réseaux sociaux s’enflamment ; les adeptes du slow travel saluent une prouesse qui redéfinit la cartographie des possibles.
La Caspienne franchie, la mécanique administrative recommence. Arménie, Turquie, Grèce, Albanie : chaque futur cachet est un suspense. Mais l’élan est relancé, et avec lui la visibilité médiatique. Des sponsors tardifs apparaissent ; un assureur londonien finance les démarches consulaires. Et parmi les courriers reçus, celui d’une famille australienne citant l’article « Voyage en famille et aventure » lui rappelle que la fascination de la route touche toutes les générations.

Marcher pour durer : le laboratoire vivant du Voyage Essentiel
Au-delà de l’exploit sportif, l’expérience de Bushby devient une étude sociologique en temps réel. Ses statistiques de santé, régulièrement partagées, montrent une fréquence cardiaque au repos de 42 battements par minute et un âge biologique estimé à dix ans de moins que son âge civil. Les médecins y voient la traduction physiologique d’une existence rythmée par la marche et la curiosité. Le public, lui, y décèle la confirmation que le corps peut s’adapter, pour peu qu’on le laisse respirer hors des cabines pressurisées.
Inspirés, de jeunes diplômés délaissent le gap year classique pour des projets plus lents. Des blogs surgissent, comme celui détaillant le retour du voilier Black Lion à Nouméa, prouvant que la mer reste une école d’endurance. D’autres s’essaient au financement participatif pour parcourir l’Asie en train. L’étiquette « Sans Ailes ni Roues » se répand, ajoutant un badge d’éthique environnementale aux portfolios nomades.
Entre transmissions et héritage matériel
L’aventurier ne se contente pas d’inspirer : il documente minutieusement ses astuces. On retrouve son influence dans des guides comme celui consacré au budget voyage en Australie, où la planification d’itinéraires terrestres gagne en visibilité. Son sac contient un carnet de cuir trempé, trois stylos Fisher Space Pen – seuls capables d’écrire par ‑40 °C – et une clé USB cryptée répertoriant chaque trace GPS. Selon les rumeurs, ce disque externe sera remis à un musée britannique. Voilà qui donnerait aux curieux un accès inédit à une cartographie du monde vue du sol, de la jungle équatoriale jusqu’aux steppes enneigées.
Son influence va jusqu’à toucher le droit du travail. En 2025, un syndicat de transports européens cite son périple pour illustrer la viabilité d’itinéraires ferrés transcontinentaux. Même la question de la retraite se glisse dans la discussion : l’aventurier, bientôt sexagénaire, intéresse les experts de la superannuation australienne, curieux de mesurer l’impact d’une vie active prolongée sur les systèmes de pension.
Le dernier virage vers Hull : promesse, symboles et legs d’un Explorateur Moderne
Arménie, février 2025 : Bushby prépare les marches d’altitude du plateau anatolien. Il a pris un guide local – un jeune professeur de géographie curieux de devenir, l’espace de deux mois, porteur de rations lyophilisées. La météo s’annonce capricieuse ; la mer Noire offre ses tempêtes de printemps. Pourtant, l’aventurier affiche un calme olympien. Son mental se nourrit déjà du Retour d’Odyssée anticipé. Il imagine le pont Humber, les briques rouges de la vieille ville de Hull, la poignée de main promise à son père désormais octogénaire.
Le Royaume-Uni attend. Des salles de classe suivent son point GPS chaque matin ; les librairies affichent ses ouvrages favoris, de Joshua Slocum à Elspeth Beard, dont l’épopée à moto est détaillée sur ce portrait. Les médias, eux, préparent déjà le grand direct. Reste la question logistique du Calais-Douvres : un ferry reste conforme à la philosophie « pas d’avion, pas de voiture » ; il devra simplement débarquer à pied. Certains passionnés militent pour une traversée de la Manche en pédalo. L’intéressé n’exclut rien : « Tout ce qui flotte à la force des bras me va », glisse-t-il dans un échange radio.
Une éthique pour guider les futures Terres Lointaines
Le legs de Bushby ne sera pas qu’une ligne continue sur la surface terrestre. C’est un manuel moral : témoin qu’un chemin se crée en le marchant, pour peu qu’on écoute la topographie, la diplomatie, le corps. Les candidats au voyage à pied doivent assimiler deux principes révélés par cette aventure : la patience stratégique et l’ouverture radicale à l’inattendu. Comme le rappelle la plateforme Mon Premier Tour du Monde, tout itinéraire se réécrit en fonction de la pluie, d’un sourire douanier, ou d’un virus apparu sur un marché inconnu.
À la clef, la perspective de transformer le monde entier en terrain d’initiation. Les villes se parent déjà d’infrastructures pour voyageurs lents : consignes à bagages longue durée, auberges « zéro avion », cartes eSIM internationales comme celles proposées sur ce guide. Autant d’outils qui découlent, quelque part, de l’obstination d’un homme à ne jamais abandonner la diagonale de ses pas.
D’ici à 2026, si les douanes tiennent leurs promesses, le Chemin du Monde se bouclera au son des cloches de Hull. Le voyageur s’arrêtera, posera son sac et signera peut-être un dernier autographe. Puis il rentrera, tout simplement, dans une maison qu’il n’a pas vue depuis trente ans. Là, au bout du Périple Unique, il redeviendra anonyme parmi les anonymes – preuve vivante qu’il est encore possible, à l’ère du big data et des vols supersoniques programmés, de préférer la poussière des sentiers et la chaleur des rencontres.